samedi 12 janvier 2008

Lyon et ses écrivains, Grandes Largeurs 84, Charles Juliet



UNE VILLE , MON VILLAGE


D’abord la peur. Par trois fois.

Un grand cirque a pris possession du champ de
foire. Un âne, un zèbre, de petits chevaux à la robe ocre
tachetée de blanc sont attachés aux troncs des platanes.
Pour éviter la ménagerie, il faudra patienter encore
quelques heures. La roulotte est un peu à l’écart. Sur
un de ses flancs, des bâches fixées à des pieux ménagent
un espace clos où bientôt, moyennant quelques pièces,
les visiteurs pourront venir admirer d’étranges animaux.
Nous sommes tous à regarder les hommes qui achèvent
de monter le chapiteau. Je ne puis attendre. Je m’éloigne
à reculons, cours à la roulotte et me faufile sous la bâche.
Une odeur forte, inconnue, ajoute à mon excitation,
et tandis que j’écarquille les yeux pour tenter de voir
e singe, le loup, la lionne et le lion, un formidable
rugissement retentit. Terrorisé, je m’échappe en toute
hâte et détale en hurlant.

Quelques jours plus tard, on m’emmène à la ville.
Cette ville est immense, fort éloignée de notre village,
et pour s’y rendre, il faut prendre un car, puis le train.
Le voyage dure trois quarts d’heure et, dès qu’on sort
de la gare, il faut faire très attention, car les rues sont
si nombreuses qu’on peut facilement se perdre. Autre
particularité : parce que des lions vivent là en liberté,
la ville a pris le nom de cet animal.

Pendant tout le temps qu’a duré notre promenade,
ma peur panique, à chaque coin de rue, de me trouver
soudain face à un fauve.

C’est la guerre. On parle de bombardements, de
ponts détruits, d’arrestations, de tortures, de dépor-
tations. Tout cela se passe loin, là-bas, dans cette ville
où ne règnent que menaces et malheur. Mais un jour,
Claude et moi prenons le train. Il a rendez-vous à la gare
de Perrache avec une femme inconnue à qui il doit donner
des nouvelles de son mari, prisonnier en Allemagne.

[…]

Charles Juliet

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GRANDES LARGEURS, Printemps-Eté 84, Edité par l’Association Henri Calet, avec l’aide des éditions Le Tout sur le Tout, distribution par libraires Distique, 9 rue Edouard –Jacques , Paris 14° , p. 65-66

COUVERTURE par Jacques TRUPHEMUS