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Dans deux jours tu auras quinze ans. L’avant-veille de la rentrée, tu rends visite au père de la montagne qui est maintenant un paysan et possède quelques vaches. Lors des trois années précédentes, tu as parcouru à pied ces douze kilomètres. Constamment, la peur, et plus encore quand tu devais prendre les raccourcis à travers bois. Mais cette année, tu as pu emprunter un vélo à l’une de tes sœurs.
Comparé à ton village qui fait figure de petite ville – son usine de soierie, sa rue qui s’anime
quatre fois par jour, ses magasins, ses cafés, son médecin, sa pharmacie, son haut clocher, l’imposant édifice de la mairie et des écoles, la place avec ses dix platanes, les châteaux sur les collines environnantes – ce village te paraît désert et triste. A peine viens-tu d’arriver que tu n’as d’autre désir que de détaler au plus vite.
Tu n’oses entrer dans la grange. Car si tu frappes à la lourde porte de bois, ils ne peuvent t’entendre. Or il te répugne de pénétrer dans cette maison sans pouvoir t’annoncer. Aussi tu restes un long moment avec ta main sur le loquet avant de trouver le courage de pousser la porte.
Tu es là debout, au milieu de la cuisine bras ballants, dansant d’un pied sur l’autre. Tu penses à celle qui a vécu là et qui, après en être partie, n’y est jamais revenue. Tu voudrais déguerpir mais tu t’imposes de rester quelques minutes. Le père constate que tu as grandi et te demande si tu travailles bien à ton école. Tu profites de ce qu’il mentionne celle-ci pour expliquer qu’à la caserne vos chambres ne sont pas chauffées, que l’année dernière tu as touché un pull en fil, à manches courtes, que tu as souffert du froid, et justement… tu venais demander s’il serait possible qu’on t’achète un pull.
La femme qui est là répond d’une voix sèche qu’il ne faut pas y penser, qu’ils n’ont pas d’argent à gaspiller.
Tu sautes sur ton vélo et te mets à pédaler avec rage, les yeux brouillés de larmes.
Comme tu t’engages dans la descente, tu décides que tu ne te serviras pas de tes freins. Si tu te tues ce sera la preuve que tu ne méritais pas de vivre.
*
LAMBEAUX , P.O.L.,p.113-114.
Comparé à ton village qui fait figure de petite ville – son usine de soierie, sa rue qui s’anime
quatre fois par jour, ses magasins, ses cafés, son médecin, sa pharmacie, son haut clocher, l’imposant édifice de la mairie et des écoles, la place avec ses dix platanes, les châteaux sur les collines environnantes – ce village te paraît désert et triste. A peine viens-tu d’arriver que tu n’as d’autre désir que de détaler au plus vite.
Tu n’oses entrer dans la grange. Car si tu frappes à la lourde porte de bois, ils ne peuvent t’entendre. Or il te répugne de pénétrer dans cette maison sans pouvoir t’annoncer. Aussi tu restes un long moment avec ta main sur le loquet avant de trouver le courage de pousser la porte.
Tu es là debout, au milieu de la cuisine bras ballants, dansant d’un pied sur l’autre. Tu penses à celle qui a vécu là et qui, après en être partie, n’y est jamais revenue. Tu voudrais déguerpir mais tu t’imposes de rester quelques minutes. Le père constate que tu as grandi et te demande si tu travailles bien à ton école. Tu profites de ce qu’il mentionne celle-ci pour expliquer qu’à la caserne vos chambres ne sont pas chauffées, que l’année dernière tu as touché un pull en fil, à manches courtes, que tu as souffert du froid, et justement… tu venais demander s’il serait possible qu’on t’achète un pull.
La femme qui est là répond d’une voix sèche qu’il ne faut pas y penser, qu’ils n’ont pas d’argent à gaspiller.
Tu sautes sur ton vélo et te mets à pédaler avec rage, les yeux brouillés de larmes.
Comme tu t’engages dans la descente, tu décides que tu ne te serviras pas de tes freins. Si tu te tues ce sera la preuve que tu ne méritais pas de vivre.
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LAMBEAUX , P.O.L.,p.113-114.